D’EN BAS, JE M’Y COURBE

Photographies numériques, 2015 – 2019
13 séances, 23 modèles dans le même lieu, un parking froid et obscur, coquille, refuge, purgatoire

Encastrés dans la série « D’en bas, je m’y courbe » réalisée entre 2015 et 2019, ils, nos corps, sont là, présents, enfouis dans leur solitude, dans leur souffrance, au sein d’un espace clos. Un sous-sol désert. Au fond d’un abîme. Un monde souterrain, entre le visible et l’invisible. Louise Dumont explore le cadre de vie, y révélant – comme tapies dans l’ombre – des formes toujours plus fragiles de résistance. Dans le vertige paradoxal de profondeurs murées et l’ironique impasse des sorties de secours, ces corps sans visage, – charnus ou squelettiques, titanesques, flexibles et meurtris, à la peau opaline ou mordorée -, ils, déambulent telles des créatures des abysses – sous la lumière crue des néons, vers un horizon escamoté. Nous allons tous dans la même direction tronquée sans qu’il nous soit possible d’en infléchir véritablement le tracé prédéfini.
Et pourtant, quelque chose, de tenace et d’irrépressible, réfute obscurément cette condamnation – se « courbe », s’élance et se plie. Velléité, amorce de possible, d’indéterminé, promesse de métamorphose et de juste convulsion ?
Un effet de flou s’empare dès lors de la figure et la soustrait au régime dogmatique du visuel qui cloue chaque être à la place qui semble lui être réservée de toute éternité.
La figure du couloir qui, chez Louise Dumont, devient le lieu métaphorique de tous les espaces quelconques auxquels nous sommes enchainés – labyrinthe en ligne droite, dépourvu de Minotaure identifiable à première vue ; perspective centrale de l’aliénation quotidienne dont le point de fuite semble nous inviter, constamment, « à remettre notre existence à plus tard ».
Parce que le Nu, envisagé comme dépouillement de soi-même, comme retour pacifié au royaume de la chair – point de chute et terre d’exil tout à la fois -, ne peut décemment plus être un instrument, un outil, une arme, une idéologie, tel qu’il peut apparaître encore, dans le régime publicitaire actuel de l’hypervisibilité.
S’abandonner à l’évidence physique de l’être nu revient tout simplement à reprendre le contrôle de nos corps et redéfinir, par là même, les conditions de leur apparaître. Humble et désarmé, le corps en vient-il naturellement à être désarmant. Pour autant, malgré la grandeur et le courage qu’il suppose, cet abandon total, cette résistance passive, qui est aussi une présence augmentée à soi, ne saurait pleinement déboucher sur un contrôle absolu, sous peine de reconduire en nous, sous une forme plus retorse, le régime policier que nous combattons.
En ce sens, reprendre possession de notre corps ne serait en fait qu’un premier pas vers une nouvelle forme de dépossession, qui consisterait à accepter le fait qu’il puisse nous échapper mais, précisément, de la manière dont nous voulons qu’il nous échappe – c’est-à- dire, au profit de personne. C’est là toute la force implacable des photographies de l’artiste : de nous faire sentir combien le laisser être n’est pas un laisser-aller, qu’il est, au-delà de son
apparente inaction, comme le vaste champ d’expression restitué du vivant.
Et que toute résistance implique nécessairement une lutte, voire une guerre, nourrissant le secret désir de s’employer non seulement contre un ennemi, mais aussi pour lui. Ce par quoi l’ennemi n’est plus qu’un adversaire ; ce par quoi la guerre de position se mue en guerre de mouvement. Seule manière, selon Louise Dumont, de nous jeter pleinement dans la bataille – à corps perdu.

Sylvain Besnard/Louise Dumont

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